Est-ce qu'on peut forger de l'acier inoxydable ? 04 Janvier 2024

Conseils, Mise en avant

C’est une question qui revient très régulièrement parmi nos clients… Et les sources sur internet sont parfois contradictoires ! Plutôt que de vous proposer un condensé des informations que nous aurions pu trouver sur le net, on a pris le parti d’aller poser directement la question à Larrin Thomas, docteur en métallurgie – que bon nombre d’entre vous connaissent grâce à son blog Knife Steel Nerds, LA bible pour les couteliers, et également à l’origine du célèbre acier de coutellerie MagnaCut ! Découvrez ses réponses dans l’entretien ci-dessous :

Bonjour Larrin, et merci beaucoup de prendre de votre temps pour nous répondre ! Première question, primordiale : est-ce qu’on peut forger de l’acier inoxydable ?

Larrin Thomas : Oui !

Mais pour aller plus loin : pourquoi est-ce si difficile de forger de l’inox ? Est-ce que quelqu’un peut le faire avec des outils basiques d’atelier ?

Larrin Thomas : On peut en effet forger de l’inox avec des outils basiques. Cependant, les aciers inoxydables ont une plage de température de forge plus étroite que les aciers carbone : ils peuvent facilement se fissurer lorsqu’ils sont forgés à des températures élevées. Une erreur très répandue dans le milieu veut que l’on croie qu’un acier inoxydable nécessite d’être soumis à des températures élevées pour pouvoir être forgé. Ce n’est pas le cas : au contraire, certaines nuances sont très sensibles à la surchauffe.

La surchauffe entraîne un effritement pendant la forge, et le forgeron peut penser qu’il faut monter plus haut en température pour corriger le tir : ce qui, au contraire, ne fait qu’empirer les choses. C’est une erreur que l’on peut également rencontrer chez les forgerons passant d’un acier « simple » comme le 80Crv2 à des nuances plus chargées en carbone : en effet, plus le taux de carbone est haut, plus la température de fusion est basse. C’est aussi la raison pour laquelle la fonte possède une teneur en carbone extrêmement élevée, il est plus facile d’atteindre son point de fusion pour la faire fondre.

Enfin, les joints de grain fondent en premier, ce qui peut également occasionner des problèmes lors de la forge.

Est-ce qu’il y a un réel avantage technique à forger de l’acier inoxydable, au-delà de créer des trousses de Damas ?

Larrin Thomas : Forger de l’acier inoxydable comporte au moins autant d’avantages que de forger des aciers carbones simples et des aciers à outils faiblement alliés. On peut toujours débattre longtemps de l’avantage de forger une lame de couteau, minime dans la plupart des cas. Avec les aciers simples, les carbures se dissolvent à des températures de forge « typiques », ce qui signifie que la forge n’est pas nécessaire pour améliorer la structure des carbures. Avec les aciers à outils fortement alliés et les aciers inoxydables, ces carbures restent présents jusqu’à la fusion, de sorte qu’il est possible de les fragmenter davantage durant la forge. De plus, lors de la forge de lames de couteaux, l’orientation des bandes de carbure peut être déplacée sous le marteau pour que ces derniers suivent la forme de la lame.

Pourquoi les aciers inoxydables martensitiques sont si difficiles à souder entre eux ? Comment les souder sans rencontrer de problèmes ?

Larrin Thomas : Les aciers inoxydables forment des oxydes de chrome tenaces que les flux conventionnels ne peuvent pas éliminer. Par conséquent, la meilleur approche pour souder des inox martensitiques entre eux est de le faire dans un environnement sans oxygène (ndlr : sous vide, pour éviter l’oxydation)

Quels sont les aciers inoxydables qui se prêtent le mieux à la forge ? De même, quelles sont les nuances qui se forgent moins bien ?

Larrin Thomas : Sur le principe, tous les aciers inoxydables peuvent être forgés. Après tout, leur fabricant les a forgés avant de vous les vendre ! Les aciers développant moins de carbure à température de forge / contenant des carbures plus petits sont généralement plus faciles à forger. L’AEB-L (NDT : Ou le 12C27 d’Alleima, très similaire dans sa composition) est un bon acier pour débuter, pour cette raison, mais aussi parce qu’il est assez peu cher. Le principal inconvénient de cette nuance reste ses dimensions : les épaisseurs disponibles sur le marché sont généralement insuffisantes pour les forgerons qui aiment avoir de la matière sous leur marteau.

Parlons Damas inox ! Quelles sont les nuances qui donnent les meilleurs contrastes quand elles sont correctement révélées ?

Larrin Thomas : C’est une vaste question, et un domaine qui mériterait qu’on s’y aventure plus profondément à l’avenir ! Les meilleurs contrastes sont habituellement obtenus lorsque l’on marie des aciers martensitiques (440C, AEB-L, MagnaCut, S30V, 154 CM…) avec des aciers austénitiques (304, 302…) ou du nickel.

Cependant, la grande différence entre les taux de carbone entre ces deux familles et le taux de chrome élevé des aciers inoxydables austénitiques peuvent entraîner la formation de carbure importants dans les aciers austénitiques, ce qui réduit la ténacité.

On connaît un mélange « double haute-teneur en carbone » qui a été popularisé par Damasteel dans sa gamme DS93X, avec le PMC27 et le RWL34 – on peut obtenir des équivalents en mariant des nuances comme du 12C27M avec du 154CM ou RWL34. La haute teneur en molybdène du 154CM lui confère un contraste élevé lorsqu’on le révèle avec de l’acide chlorhydrique. Cependant, de nombreux autres mélanges à « double haute teneur en carbone » ont été utilisés sans contenir d’acier à haute teneur en molybdène – par exemple, Balbach a utilisé du Nitro-B et du N690Co, ou du 7C27Mo2 et du 19C27.

Pour démarrer, vous pouvez bous baser sur ce genre d’alliances avant d’expérimenter avec d’autres !

Un immense merci à Larrin Thomas pour son temps et ses réponses précieuses ! Vous pouvez retrouver son travail de recherche sur le blog Knife Steel Nerds, ainsi que dans son livre, « Knife Engineering », disponible sur Amazon (en anglais uniquement). Il a également publié, l’année dernière, une étude exhaustive de l’histoire des aciers de coutellerie,  « The Story of Knife Steels », également disponible sur Amazon.